Le 3 juin dernier s’est déroulée dans les locaux parisiens de l’Edhec une conférence organisée par le Legal EDHEC Research Center et Keep Alert, spécialiste de la surveillance de marques sur internet, sur le thème :

Les nouvelles technologies au service des marques et du droit des marques.

Autour de Cédric Manara, Professeur Associé, étaient réunis des spécialistes du naming, du droit des marques et des noms de domaines pour partager connaissances et vision prospective d’un univers en pleine mutation. Delphine Parlier, fondatrice de Timbuktoo-Naming, a pu s’y exprimer sur la nécessaire intégration des nouvelles technologies dans le processus de création des noms.

Maître David Lefranc du Cabinet Laropoin, avocat spécialiste IP/IT, docteur en droit et enseignant et intervenant au sein de la conférence, nous livre sa synthèse de la conférence.

Il n’y a plus de droit des marques sans informatique. Ce constat ne souffre pas de discussion. Mais pourquoi cette branche de la propriété intellectuelle s’est-elle imbriquée à ce point dans les nouvelles technologies ? Leurs rapports sont-ils à sens unique ? La journée d’étude EDHEC/KEEPALERT du 3 juin 2013 « Les nouvelles technologies au service du droit des marques » s’est saisie de ces questions.

Le droit des marques a créé un marché pour les outils informatiques

Tout d’abord, ce sont les règles de droit qui ont servi de point d’appui à l’émergence de logiciels spécialisés. Le droit a créé le marché, en quelque sorte. L’informatique répond ici à un besoin juridique des titulaires de marques.

La recherche d’antériorités préalable à un dépôt a rapidement conduit les acteurs à proposer des solutions automatisées. Ces outils-là sont bien connus, même s’ils ne cessent de se perfectionner comme l’a montré Caroline Lefort (Wolters Kluwer). Mais les recherches de disponibilité deviennent de plus en plus décourageantes pour les candidats au dépôt de marques. L’encombrement des registres permet aujourd’hui difficilement de respecter la totalité des marques antérieures. On en arrive à un paradoxe assez effrayant, puisque le respect du droit engendre directement une insécurité juridique.

Ce n’est plus la règle de droit qui pousse alors à innover, mais le caractère exorbitant de la contrainte qu’il exerce sur les entreprises. Delphine Parlier (Timbuktoo Groupe) a exposé comment l’idée lui vint d’un logiciel d’assistance à la création de marques. Son outil permet de croiser deux impératifs : celui de la création sous ses divers aspects (linguistique, marketing, etc.) et celui du droit. Selon elle, le naming ne peut plus se confondre avec une démarche « artistique », autrement dit privée de méthode. Comment prétendre aujourd’hui trouver un nom en se promenant dans un jardin public ? La vérité est qu’on ne peut plus faire abstraction des contraintes juridiques, que les outils informatiques aident à intégrer dès l’origine dans le processus de création.

Une fois la marque déposée, l’effectivité du droit de propriété reconnu par la loi est mise en péril par la contrefaçon. A ce sujet, internet a considérablement étendu les possibilités d’atteintes aux marques. L’usage illicite de la marque d’autrui dans un nom de domaine – le cybersquatting – est un phénomène dont l’ampleur a créé un besoin d’innovation. Aucun titulaire de marque ne peut prétendre réserver la totalité des noms de domaine reprenant son signe distinctif. Le nombre d’extensions joint à la multitude d’erreurs de frappe font qu’un tel projet est largement illusoire. Jean-François Poussard (Keepalert et Prodomaines) a montré toute la puissance des outils de surveillance disponibles. Ceux-ci détectent les contrefaçons à l’identique, au contenant et même à l’approchant. Au-delà, les logiciels se penchent sur le contenu des sites internet liés aux adresses litigieuses. En effet, les conditions d’utilisation du nom de domaine par son réservataire pèseront beaucoup en cas de litige. Cela illustre l’apparition d’une règle d’or sur internet : les outils sont neutres, au contraire de leurs usages.

Mais les atteintes aux marques ne se limitent pas aux atteintes commises via des noms de domaine. Le cybersquatting apparaît de nos jours comme une forme presque classique de contrefaçon. De nouvelles formes de contrefaçon sont apparues avec des services spécifiques au net. Le secteur de la publicité par mots-clés (« keyword advertising ») est particulièrement révélateur. La régie Google Adwords est sans doute la plus célèbre dans ce domaine. Ici un annonceur programme l’affichage de ses annonces sur les réseaux fournis par Google en fonction des mots-clés recherchés par les internautes. Bien entendu, certains annonceurs ont prétendu lier l’apparition de leurs annonces à la saisie des marques d’autrui. L’objectif commun consiste à tenter de détourner les prospects des concurrents. Stéphanie Lacroix (Keepalert et Prodomaines) a expliqué de manière saisissante comment la politique de Google et la jurisprudence communautaire ont généralisé ce type d’atteinte. Elle présenta des outils de surveillance spécifiques à la publicité en ligne.

Les outils informatiques changent le droit des marques

Précisément, en matière de publicité en ligne, on voit combien l’informatique bouleverse la contrefaçon de marques. Au cours de ma présentation, j’ai tenté de montrer trois bouleversements. Le premier est bien connu. Il s’agit du régime de responsabilité atténuée des prestataires techniques de l’internet. La régie Google Adwords profite à plein d’un tel régime, laissant les annonceurs sans recours contre le prestataire. Le deuxième bouleversement tient au développement d’une contrefaçon de l’ombre. Le keyword advertising conduit souvent les annonceurs à déclarer une marque tierce dans le back-office fourni par Google sans pour autant reproduire cette marque dans les annonces visibles des internautes. Comment sanctionner une contrefaçon quasi-invisible ? Y a-t-il toujours contrefaçon quand l’usage de la marque se limite à un usage dans le back-office d’un logiciel ? Ici, l’informatique ébranle le droit des marques. Le troisième bouleversement tient à l’extrême complexité du keyword advertising. Cette complexité ne tient pas seulement au nombre considérable de paramètres permettant de programmer une campagne publicitaire. Cette complexité tient aussi au caractère dynamique des réseaux d’affichage autant qu’à leur étendue infinie. Point n’est besoin de s’étonner du caractère ouvertement instable de la jurisprudence en ce domaine. La complexité des outils ne peut rien produire d’autre que des décisions d’espèce. A notre sens, le libéralisme apparent des derniers arrêts de la Cour de cassation ne pourra qu’être précisé à l’avenir. Certes, l’outil est neutre. Certes, le démarchage de clientèle est licite entre commerçants. Mais la difficulté est ailleurs. Elle réside dans l’automatisation et le caractère continu du démarchage, ce que la jurisprudence met rarement en évidence. Dans le monde réel, quelle entreprise prétendrait poster à la sortie de tous les points de vente de son concurrent un homme-sandwich chargé de distribuer aux passants des tracts jour et nuit durant des mois entiers ? L’internet nous pousse à tolérer ce que nous n’aurions pas toléré avant lui, en rigidifiant le principe de libre concurrence. Emerge de l’internet l’idée selon laquelle toute position économique doit perpétuellement être mise en jeu. Dans sa synthèse, Christophe Roquilly (EDHEC) a d’ailleurs considéré que l’action des acteurs majeurs de l’internet apporte davantage d’externalités positives que d’externalités négatives. Si les lignes bougent, de nouveaux marchés émergent en compensation. Voilà sans doute pourquoi la propriété intellectuelle est et sera de plus en plus atténuée, sinon suspectée.

Mais l’érosion des monopoles est un phénomène très visible comparé à d’autres. Un mouvement plus souterrain se déploie peu à peu. Il s’agit de l’attraction entre la marque et le nom de domaine. Jusqu’à présent, on débattait surtout des conflits entre les deux signes distinctifs. Le cybersquatting masquait en réalité l’attraction entre eux. Jean-François Poussard a exposé les perspectives offertes par la mise en vente prochaine de nouvelles extensions (Top Level Domain). D’apparence anodine, l’accroissement des extensions va combler encore un peu plus le fossé existant entre le régime des noms de domaine et celui du droit des marques. Jusqu’à présent, un nom de domaine était rétif à toute logique territoriale et, surtout, toute logique de spécialisation économique. Peu à peu, il va devenir possible de signaler le secteur d’activité dans l’extension. Par exemple, le « .beauty » signalera l’ancrage dans le domaine des cosmétiques. Cette évolution jointe aux techniques de localisation réduit en effet les différences avec la marque. Cependant, l’évolution la plus révélatrice tient à la constitution de la Trademark ClearingHouse (TCH) par l’ICANN. Cette base de données se présente de prime abord comme un outil de lutte contre le cybersquatting : une marque déclarée dans la TCH sera mieux protégée contre l’usurpation de nom de domaine. Cette fonction assez évidente ne doit pas masquer le fait que des preuves d’usage de la marque sont requises préalablement à l’inscription. Dès lors, la TCH va devenir une base de marques en vigueur, en rupture avec le droit des marques de nombreux pays à commencer par la France. On sait que l’INPI n’a pas à requérir des titulaires de marques la preuve de l’exploitation et ne dispose d’aucun pouvoir pour radier une marque à l’abandon. Il est en outre fréquent d’identifier des marques détenues par des sociétés ayant subi une liquidation judiciaire. L’encombrement des registres en résultant n’est plus tolérable aujourd’hui. A notre sens, il est probable que la TCH trace en ce domaine la route d’un futur droit global des signes distinctifs. Le droit mou et émergent des noms de domaine insuffle progressivement sa logique propre à celle du droit des marques.

De manière incontestable, l’informatique modifie le droit des marques. Elle fait aussi apparaître de nouvelles professions. D’abord, des sociétés spécialisées dans les recherches d’antériorités sont apparues. Plus récemment, des bureaux d’enregistrement de noms de domaine se sont diversifiés dans les services de protection des marques sur internet. Comme on l’a vu, sont proposés des services de surveillance contre le cybersquatting, le keyword advertising, etc. Le marché se divise en deux selon que les services incluent une dimension juridique. Une part de ces nouvelles entreprises travaille comme prestataires de cabinets de conseils juridiques traditionnels. Une autre part de ces nouvelles entreprises se substitue auxdits cabinets de conseils, notamment en matière de récupération non judiciaire de nom de domaine. Parallèlement, la TCH s’accompagne de la création ex nihilo d’une nouvelle profession, celle de trademark agent (TA). La TA est habilité à inscrire des marques protégées dans la TCH. La qualité de conseil juridique habilité est ici indifférente, de sorte qu’avocats et conseils en propriété industrielle ne peuvent prétendre à aucune exclusivité. Et pourtant, l’intitulé trademark agent donne à penser qu’un tel professionnel est spécialisé en droit des marques. On le voit bien : il n’y a pas que les monopoles sur les marques qui se réduisent, le monopole des professionnels du droit se restreint tout autant. On comprend pourquoi Cédric Manara (EDHEC) s’interroge légitimement sur l’évolution du métier de juriste à l’heure du « big data » ? La généralisation de l’outil informatique transforme de plus en plus la tâche juridique en travail d’analyse de données. Mais un juriste « classique » en a-t-il la compétence ? Emmanuel de Saint-Bon (Roxane Company) a achevé de semer le doute à ce sujet en démontrant que la gestion des atteintes à l’image d’une marque sur les réseaux sociaux gagnerait à fuir les tribunaux. Avec raison, il a soutenu que menacer de procès chaque usager de Facebook (ou autre) est contre-productif en termes de communication. Des réponses inventives sont souvent plus efficaces, dans un monde transparent par ailleurs peuplé de « whistleblowers ». Au demeurant, trop de chefs d’entreprises ont du mal à s’affranchir du préjugé associant l’avocat au procès. L’avocat est compétent hors contentieux ou en période pré-contentieuse. A l’inverse, les avocats doivent abandonner le réflexe judiciaire dans un tel contexte pour rester audibles auprès de leurs clients. On voit combien le métier de conseil juridique est amené à évoluer : familier des outils informatiques, le conseil de demain doit saisir l’intérêt de l’entreprise autrement qu’en droit strict.

Ici comme ailleurs, l’informatique redistribue les cartes du droit des marques.

Par David Lefranc
Cabinet Laropoin

 

En savoir plus :
David Lefranc – conseil@laropoin.com
Delphine Parlier – delphine.parlier@timbuktoo-naming.com

Plus d’articles…

Cliquer sur un article ci-dessous

Warrior, warior
Thingmaker, Mattel
Carrefour Veggie, Carrefour Vegan